Vendredi matin, Cabanas Junkolal. La pluie, qui est tombée drue une bonne partie de la nuit, a cessé. Je me réveille néanmoins sous un ciel gris, pour la première fois depuis mon arrivée au Mexique. J’en apprécie d’autant plus la chance que j’ai eu d’avoir joui de la lumière du soleil pour contempler toutes les merveilles découvertes ici. En particulier les lacs de Montebello !

Je salue mes hôtes après de succulents œufs brouillés au chorizo, et me dirige vers la sortie de Tziscao. Aujourd’hui, je vais essayer de rallier le village d’Emiliano Zapata, et la Laguna Miramar, autre prodige de la nature perdue au milieu du Chiapas. Je hèle un premier van qui me dépose une heure plus tard à un croisement indiquant “Las Nubes”. Là, je discute avec un chauffeur de tuk tuk qui aurait pu tenir le premier rôle d’une parodie des westerns de Sergio Leone: visage sculpté dans du bois brut, rides multiples aux parcours chaotiques, mais un regard rieur emprunt de bonté qui interdit tout air patibulaire à cet étonnant visage. Nacho s’enquiert de ma motivation réelle de rejoindre Miramar, avant d’énumérer la demi-douzaine d’étapes à franchir pour arriver là-bas, le lendemain soir au mieux. Pour un lieu qui se situe à trente kilomètres à vol d’oiseau, ça fait beaucoup d’aventures.

J’estime alors que j’ai fait le plein de lacs du Chiapas, et improvise un plan alternatif: Nacho m’emmènera sur le site de Las Nubes, autre beauté cachée de la région à quinze kilomètres d’ici, puis me ramènera au même endroit, d’où je hélerai un collectivo vers Las Guacamayas, plus loin à l’est. Sur une routes désastreuse qui longe une rivière d’une couleur hallucinante et indescriptible, il nous faut une heure pour arriver à la réserve naturelle Las Nubes. Nacho s’installe à l’arrière pour une sieste de deux heures, le temps qu’il me faudra pour explorer la zone. Une superbe cascade marque l’entrée du parc. L’occasion pour moi de voir de plus près l’invraisemblable couleur de ces eaux ! D’un bassin à un autre, les teintes changent, passant du bleu glaciaire au vert émeraude. La rivière ne se contente pas de refléter le ciel (qui reste aussi gris que ce matin), la lumière semble venir de dessous la surface. Comme un appel à l’aide des esprits du fleuve, bloqués sous le plafond aquatique.




Je m’engage ensuite sur un petit sentier dans la jungle dense qui surplombe la rivière. Un premier point de vue donne sur un vertigineux et étroit canyon. Les eaux vives de la rivière s’écoulent à travers un petit tunnel creusé à sa base.

C’est beau, mais que dire du panorama offert plus haut ! Mon cœur se sert lorsque, parvenu au mirador, mes yeux se portent sur l’un des plus beaux paysages qu’il m’ait été donné de voir. Devant moi, la forêt, d’un vert profond, s’étend à perte de vue, recouvrant même les montagnes qui se détachent à l’horizon. Sous mes yeux, une centaine de mètres plus bas, je retrouve la rivière, qui se sépare en deux bras, entourant une île sauvage. Le terrain, accidenté, forme une multitude de bassins, ralentissant le cours du fleuve. L’eau devient une encre sirupeuse, opaque, d’un extraordinaire bleu-vert, comme un élixir magique qui s’écoule entre les arbres d’une forêt enchantée.





Ému par ces visions féeriques, je reprends le chemin, qui traverse un labyrinthe de roches creusées de cavités étranges. L’atmosphère demeure ainsi tolkienne, jusqu’à mon retour au tuk tuk, où un Nacho encore endormi s’extrait lui aussi tant bien que mal de ses rêves.

Il me ramène néanmoins sur la « grand route », me salue de son cinématographique sourire, puis s’éloigne vers d’autres courses. En attendant qu’un van se montre, je regarde les toucans voler au loin d’un arbre à l’autre. L’attente est de courte durée et je grimpe dans un minibus quasiment vide, conduit par le débonnaire Francisco. Bavard, il me raconte son Chiapas de l’envers, sauvage et tranquille. Alors que nous traversons un village, je remarque un attroupement de motos et pickups flamboyants, où quelques hommes à l’air mauvais boivent de la bière autour d’un « asado ». « Narcos », me dit Francisco. « On les trouve de temps en temps dans les villages à la frontière avec le Guatemala. Mais ils ne s’en prennent ni aux touristes, ni aux habitants, et ne perturbent pas la vie locale ». Tant mieux.

Le sympathique chauffeur, qui cultive aussi des tomates lorsqu’il n’est pas derrière un volant, me dépose à la fin du jour, et sous quelques gouttes de pluie, à Las Guacamayas. Littéralement nommé « les perroquets », le petit hameau est né, en pleine jungle, de l’initiative d’une communauté locale, autour d’un projet destiné à la lutte contre l’extinction du grand ara rouge dans la région. En quelques années, ils sont parvenus à doubler le nombre d’individus, en protégeant la zone mais aussi en les aidant à nicher. Au bord du Rio Lacantun se trouve le Centro Eco-turistico Las Guacamayas, qui propose sur un vaste territoire de spacieuses Cabañas.

Je me contente d’un lit dans un « dortoir », dont je suis le seul occupant. Depuis mon départ de San Cristobal, j’ai quitté la route touristique pour m’enfoncer dans un Chiapas plus authentique, plus sauvage, plus isolé aussi. Et rares sont les voyageurs qui s’aventurent dans ces contrées où la connection internet est aussi poreuse que les routes sont cabossées…L’équipe du lieu, aimable et professionnelle, me mène à mes quartiers à l’autre bout du domaine. Singes hurleurs et aras peuplent les branches des arbres immenses de la propriété. C’est par un étrange et complet hasard que je me trouve ici ce soir, mais j’en suis très heureux !

Je dîne au bord de la rivière, au gré des coupures de courant, puis retrouve ma cabane sous une délicate averse. Le ciel couvert coupe la lumière des étoiles, et je suis frappé du noir total qui règne ici ! Allongé dans mon lit, j’écoute la musique brute, et terrifiante de la jungle. Les cris des singes hurleurs sont assourdissants, et les vas-et-viens que je devine (imagine ?) sous la hutte m’obnubilent. Aussi je préfère enfiler mes bouchons d’oreilles, afin de m’offrir un repos nécessaire après cette belle et inattendue journée dans cet autre Chiapas.
Samedi matin, Las Guacamayas. Par bonheur pas de coq dans les parages. Mais le réveil a tout de même été particulièrement brutal, les aboiements des singes hurleurs m’ayant tiré de ma torpeur à 4h. Néanmoins, c’est si formidable de se réveiller dans la jungle ! Le ciel est toujours gris, mais il ne pleut pas, je peux donc à ma guise improviser une petite marche dans la réserve. Jumelles aux poings, je pars à la recherche des oiseaux du coin, attentif aux sons et aux mouvements de la jungle. Caché dans les hautes sphères de la canopée, un jeune aigle, probablement affamé, se lamente. Plus loin, au milieu d’une vaste prairie, je trouve l’arbre magique. Oiseaux de toutes tailles virevoltent entre ses branches, dans un désordonné ballet aviaire. Alors que j’observe un kiskadee et son drôle de bandeau noir autour des yeux, un superbe oiseau rouge sang se pose sur la même branche. C’est un hepatic tanager, les naturalistes ayant probablement vu la même chose que moi…Quelques instants plus tard, deux superbes black-headed trogons se joignent à la fête.


Une paire de toucans « keel-billed » viennent collecter leur part du festin, avant de sauter dans un arbres voisin, le bec plein de baies sombres.

J’abandonne les blue-gray tanagers, brown jays, social flycatchers et consorts, laissant derrière moi l’arbre magique, et chemine sous un ciel de campagne anglaise. Un couple de aras rouges m’attend, haut perchés sur la cime d’un grand arbre. Magnifiques !




Après toutes ces merveilles, je peux tranquillement retourner à ma cabane, et faire mes valises pour continuer mon exploration du Chiapas insolite.

Direction le site maya de Yuxchilan, caché dans la forêt sur les rives du Rio Usumacinta, qui marque la frontière avec le Guatemala. Enfin plus exactement le village de Frontera Corozal, où je passerai la nuit avant de visiter les ruines, le lendemain matin. Deux collectivos et deux taxis plus tard, j’arrive aux Cabañas Nueva Alianza, sommaires bâtisses de bois dans la forêt, à 300m de l’embarcadère pour Yaxchilan. L’endroit est désert, mais le restaurant est ouvert, et je dîne dans un calme perturbé seulement par le chant des oiseaux nocturnes, et les cris des inéluctables singes hurleurs.
Dimanche matin, Frontera Corezal. Je suis le premier touriste à l’embarcadère pour Yuxchilan. Un petit homme dont la moustache dépasse du masque chirurgical m’avise que sa « lancha » peut me mener aux ruines séance tenante, pour 1200 pesos. Je lui dis que je préfère attendre un peu que d’autres voyageurs se joignent à moi pour partager les frais. Il regarde autour de lui d’un air amusé, je comprends alors que l’attente promet d’être longue…J’obtiens un petit rabais et nous partons tous les deux vers l’ancienne cité Maya. Le ciel est sombre et bas, mais quelques rayons viennent néanmoins éclairer les quelques crocodiles et petits hérons bleus qui paressent sur les rives du Rio Usumacinta.

Nous arrivons quelques quarante minutes plus tard au pied d’un long escalier qui part de la rivière pour rejoindre quelques bâtisses éparses dans la forêt. Rien ne laisse paraître la présence d’un site archéologique millénaire dans les parages ! L’endroit est désert. Seul un rondouillard gardien m’indique la direction des ruines. Je m’enfonce dans la jungle épaisse, puis, en haut d’un petit escalier de pierre, je découvre Yaxchilan, le souffle coupé.

Une vaste et verte esplanade recouverte de bâtiments de pierre, ici de type pyramidal, là plutôt en forme de coffre, typique des édifices mayas. La jungle forme un enveloppe compacte qui semble protéger la cité mystique, et sous ce vert plafond résonnent le chant des oiseaux et le cri des singes.



Je déambule, seul, au milieu des temples et des stèles à la gloire des anciens maîtres des lieux. Vers le fond de l’esplanade, un escalier rongé par le temps mène au sommet de la grande acropole, point culminant du site, construite à flanc de colline. Le temple se dresse, fier, d’une beauté à la fois rustique et raffinée, comme la marque d’une civilisation complexe, solide, ambitieuse.


De mon perchoir, face aux visages gravés dans la pierre, fronts droits, nez saillants et lèvres épaisses, je m’autorise un bond dans le temps. Mes lectures récentes se mêlent à mes souvenirs d’enfant, albums de tintin et romans d’Odile Weulersse, pour peupler cet incroyable théâtre de personnages sévères et majestueux, en harmonie complète avec la nature.


Je marche longtemps ainsi, mes rêveries n’étant distraites que par les oiseaux et les singes, nouveaux rois de la cité. Le moment est si magique !


En revenant vers l’entrée du site, je croise une poignée de touristes marchant vers les ruines, et je réalise l’invraisemblable chance que j’ai eu d’arpenter ces lieux sacrées seul.

Je réveille le capitaine, endormi sur sa lancha, et nous retournons à Frontera Corozal.

Là, je prends un petit déjeuner tardif, avant de grimper dans un mini van pour Palenque. Le Chiapas et ses verdoyantes collines défilent par les fenêtres du bus, jusqu’à notre arrivée dans la petite ville énergique qui héberge l’un des sites les plus connus du Mexique. Je profite de ce bref retour à la civilisation pour faire quelques emplettes au supermarché, et tirer de l’argent, ce qui s’est révélé impossible depuis San Cristobal…Un collectivo me dépose ensuite dans la forêt, sur la route des ruines, aux Cabañas Kin Balam, aux portes de l’entrée du Parc National de Palenque. La cabane, et ses deux lits superposés, est un peu exiguë, mais l’environnement est superbe ! L’auberge est située en pleine jungle, et idéalement placée pour ma visite des ruines le lendemain. Fatigué de mon insolite « road trip » dans ce Chiapas de l’envers plein de surprise, je me concocte une belle salade et me couche bientôt, rivières, perroquets, et mayas plein la tête.

Je vous embrasse !
Julien
Fantastique tout cela ! Tellement beau les bleus des eaux et les verts de la forêt qui se mélangent, et ces ruines qui se marient à une nature luxuriante…cela m’a fait penser à Ta Prohm, au Cambodge. Grand plaisir de lire ce blog, à nouveau, en s’imaginant les sons de la jungle. Kiffe bien, copain ! 🙂
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