Jeudi matin, Mulegé. Après un bon petit déjeuner, Nacho et son taxi nous emmènent sur la playa Santispac. L’homme, au regard sévère mais juste, le visage strié de rides, inspire confiance. Il se met en quête, pour nous, d’une lancha pour explorer la Bahia Concepcion. Pendant que Nacho se met en quatre pour trouver les capitaines des bateaux qui dorment près du rivage, je plonge dans les eaux claires et nage longtemps, vers les îlots qui gardent la plage. Notre ami revient, nous ayant dégoté des matelots pour nous mener dans la baie. Ricardo, avec sa casquette à l’envers, sa petite bouche cerclée d’un fin bouc et son embonpoint, ressemble au rappeur Fat Joe, mais en version sympathique. Chino, son bras droit, est discret mais ne se dépare pas d’un sourire bienveillant. La troupe au complet, nous partons à la conquête de la baie.



L’endroit est un véritable paradis aviaire : pélicans, cormorans, mouettes, aigles pêcheurs se partagent les nombreux îlots qui baignent dans la baie. Peu farouches, ils prennent volontiers la pose devant nos appareils.








Nous faisons un premier arrêt sur la minuscule plage d’un gros cailloux. L’objectif de la pause est de récolter notre pitance future : Ricardo s’équipe pour aller chercher, par sept mètres de fond, quelques « clams » pour égayer nos papilles. Aurélien et moi le suivons, non sans mal, pour le regarder pêcher sur les fonds sablonneux au large du cailloux. L’homme est habile, et là où il nous faut remonter très vite après avoir atteint le fond, lui reste de longs moments, concentré sur sa quête. Nous rejoignons ensuite Julie près des rochers, qui repère pour nous quelques raies pastenagues. Le paysage sous-marin est étonnant. Des algues brunes et touffues, toutes en hauteur, transforment la mer en forêt. De petits poissons vont et viennent entre ces branches souples et fluides. La fraîcheur de l’eau met fin à l’expédition, et nous regagnons la chaleur de la plage. Là, Chino disparaît derrière une pierre et revient avec un gros œuf gris tacheté. Nous l’admirons bien vite avant que le jeune homme ne replace l’oiseau à venir dans le nid que sa mère, mouette distraite, ne surveille que partiellement…



Le voyage continue sur la mer azur de la baie, jusqu’à la prochaine surprise : des fous à pattes bleues ont colonisé un minuscule îlot qui semble flotter sur les eaux. Quel bonheur de revoir nos amis les fous, l’un de nos coups de cœur des Galápagos !


Cap ensuite vers la playa Bonita, une superbe plage à la végétation dense qui détonne dans cet univers bleu et brun. Les contrastes entre la montagne grise, le vert lumineux des arbustes, le sable blanc, et la mer émeraude sont époustouflants !



Au milieu de l’anse, ancrés au dessus de l’épave d’une petite barque, nous plongeons pour une seconde session de snorkeling. Une troupe de jolis poissons anges nage doucement à travers les trous de l’embarcation, quand de petits poissons jaunes se cachent dans les algues recouvrant la coque rouillées. Un requin baleine a été aperçu ici il y a quelques jours, mais nous achevons notre bain sans l’avoir rencontré. A bord, nos matelots se transforment en chefs, et nous préparent sur le pouce les palourdes toutes fraîches pêchées ce matin. Quel délice ! La chaire est ferme et tendre, les noix fondantes, et l’assaisonnement relève à merveille le goût iodé du coquillage. Après ce festin, il est temps de revenir vers la playa Santispac, en longeant les plages de la côte. Sur le chemin, nous nous régalons des couleurs magiques de la Bahia Concepcion.





La chaleur sur la plage est presque insoutenable. Je choisis de m’immerger dans l’eau, quand mes compères optent pour l’ombre d’un petit kiosque, qu’ils partagent avec une sympathique famille mexicaine. Lorsque l’heure de notre rendez-vous arrive, Aurélien, parfois à contre-courant sur les horaires, est parti nager. Afin de faire patienter notre chauffeur, que je devine précis, je me rends au pas de course devant le point de ralliement que nous avions convenu. Pas de Nacho. J’en profite pour me rendre aux commodités. À ma sortie, je trouve l’homme devant sa voiture, l’air furibard. Il me jette un regard noir à faire frissonner un manchot, et m’explique de tous ses plis qu’il tourne depuis vingt minutes à notre recherche, s’enquérant auprès de tous les locaux du sort des trois italiens. Il est si fâché que je ne lui fait pas remarquer que son brief n’était pas très précis. Il nous compte rapidement, réalisant bien vite que l’un des italiens manque à l’appel. Nous sentons la grogne monter dans sa gorge lorsqu’Aurélien arrive, conquérant, à l’arrière d’un pick-up. Il harangue chaleureusement Nacho, son sempiternel sourire sur le visage, mais nous lui faisons signe de faire profil bas. L’homme sombre ne décolère pas du trajet, malgré nos nombreuses excuses, et se mure dans un mutisme pesant. Nous nous demandons brièvement si nous n’allons pas finir enterrés dans le désert, mais la voiture finit par nous déposer devant l’hôtel Hacienda. Nos ultimes repentirs n’y font rien, Nacho ne pardonnera pas.

Refroidis, nous sommes bien vite réchauffés par l’atmosphère étouffante qui règne sur le village. Et puis nous ne portons pas rancœur à notre chauffeur, tant il nous a permis de vivre un grand moment sur la Bahia Concepcion !

Je décide de braver la chaleur pour faire une balade le long de l’estuaire, et découvrir l’oasis sous un autre jour. Les oiseaux sont là, paisibles, et posent dans un joli mélange de bleu, vert, brun, et gris.




Un phare ferme l’estuaire, au sommet d’un petit promontoire, dont la pointe offre une belle vue sur l’entrée de la Bahia Concepcion.


Sur le chemin du retour, je découvre un nouvel oiseau, le black phoebe, ce qui me suffit à rejoindre l’hôtel heureux, un peu sonné de soleil cependant.



Un instant à trier mes photos, une douche froide, et me voilà fin prêt pour aller prendre l’apéro avec mes amis. Miguel nous attend à la Mulegé Brewing Company, où la Foggy Day est un miracle de fraîcheur et d’amertume. Nous nous remémorons ensuite les « highlights » de cette superbe journée devant un poisson frit péché au large du village, avant de rentrer à l’hôtel, reconnaissant pour cette énième journée de bonheur à l’autre bout du monde.
Vendredi matin, hôtel Hacienda. Salvador, qui doit nous guider dans le canyon de la Trinidad, à la recherche de peintures rupestres vieilles de 3000 ans, doit venir nous prendre à 8h30 précise. Il se trouve que Salvador est le frère de Nacho, le tourisme en Baja est une affaire de famille. Interdiction formelle donc d’être en retard…L’homme, cheveux et moustache couleur neige, a l’air plus amène que son petit frère. Mais son regard franc et décidé nous invite à nous tenir à carreau. Nous grimpons dans le vieux 4×4 du vénérable Salvador, qui profite de la route pour partager son savoir sans borne sur Mulegé et sa région. Nous apprenons ainsi que le village a accueilli au début du XXème siècle la première « prison sans portes » du Mexique. Une expérience d’auto-gestion qui a duré plusieurs décennies avant de mal tourner, inévitablement. Nous effectuons un premier arrêt dans une orangeraie bio, pour faire le plein de délicieux pamplemousses, trésor local au même titre que les mangues de Santiago. Un peu plus loin, sur un sentier poussiéreux, nous avons droit à un cours de botanique sur les plantes médicinales utilisées par les habitants originels de la Baja. Des traditions ancestrales perpétuées jusqu’à nos jours grâce à la transmission des « abuelas » aux générations futures. Sur le chemin se dresse un immense cactus, probablement le plus grand qu’il m’ait été donné de voir…

Nous poursuivons notre route jusqu’à l’entrée d’un ranch perdu en plein désert. Là, nous laissons l’auto et empruntons un sentier slalomant entre les chollas, ces petits cactus hérissés de fines épines qui donne leur nom aux fermiers de la région: les chollaros. Le chemin s’engage dans un superbe canyon, sec et aride, où survivent tout de même quelques arbustes chétifs. Le décor me rappelle les fabuleux wadis du sultanat d’Oman, découverts en famille il y a quelques années.






Le vaillant Salvador, malgré une sacrée « panceta », progresse aisément sous le soleil brûlant, protégé par son chapeau de toile. Nous parvenons a l’entrée d’une vaste grotte, à demi-effondrée, qui nous offre son ombre salvatrice. Les parois sont couvertes de peintures ! Nous découvrons les yeux ébahis les peintures rupestres du canyon de la Trinidad, vieilles de plus de 3000 ans. Enchantés devant ces trésors du passé, nous écoutons notre érudit guide nous compter l’histoire de la Basse Californie, dans ce théâtre mystique. Cerfs, tortues, baleines, et chamans sont dessinés sur les murs de la cavernes. Les traits sont grossiers, comme si les croquis avaient été réalisés par des enfants. Une série de petites mains blanches apposées les unes à côtés des autres nous transportent d’émotion, vers un monde où les hommes se cherchaient simplement une place dans la nature.




Un peu étourdis par ce long voyage dans le temps, nous continuons notre marche dans le silencieux canyon. Quelques flaques d’eau suffisent à verdir le sentier. Colibris du désert et geais bleus virevoltent à toute allure d’un arbre à l’autre, en quête des rares fruits et fleurs de l’endroit. À la sortie d’un passage étroit, une superbe grotte domine le canyon. Nous nous y hissons, et découvrons de nouvelles peintures. Les mêmes figures touchantes décorent la caverne, complétées par de petits dauphins rouges. Mais mon regard se porte vers l’incroyable paysage qui s’ouvre devant notre balcon naturel. Au loin, des montagnes brunes hautes et plates semblables aux plateformes de jeux de Bip-Bip et Coyote. Aux premiers plans, le canyon s’ouvre, arbustes verts et gris, et quelques cactus parsèment un sol beige rocailleux, dont les boursouflures ressemblent à des soucoupes volantes. Sans doute ivre de soleil, je laisse mon imagination donner une teinte irréel au désert de Baja.



Il nous faut quitter notre perchoir, et affronter la chaleur pour regagner le ranch, où nous attend un déjeuner tardif. Entre les émouvantes peintures de nos ancêtres, et l’impressionnante scénographie, nous sommes encore hagards en dégustant nos sandwichs. Et une merveille de plus à mettre à l’actif de la Basse Californie !



Salvador nous dépose à l’hôtel Hacienda, plissant son visage si expressif dans un dernier sourire. Après un plongeon dans la piscine pour se rafraîchir, l’après-midi est studieuse. Mes amis finalisent les détails de leur escapade à venir dans les parcs nationaux de Californie, pendant que je travaille à mes récits de voyage. Le cœur lourd, ils réservent leurs billets de retour vers la France, vol qui clôturera une aventure inoubliable de treize mois…Le moment est solennel, et appelle une célébration : nous retournons ainsi à la Mulegé Brewing Company, devenu notre quartier général dans ce charmant village. La soirée se déroule dans la joie et les rires, bien aidée par les Foggy Day et les hamburgers au bleu de Miguel. Rentrés tôt, nous profitons de l’heure clémente pour entamer une longue nuit, après cette fort intense journée !

Samedi matin, Mulegé. Aujourd’hui, c’est relâche. J’attends tranquillement que mes amis se réveillent en lisant les nouvelles du pays. Après un petit déjeuner tardif, nous partons pour une promenade le long de l’estuaire. Les couleurs sont au rendez-vous, les oiseaux aussi. Les jeunes aigles pêcheurs geignent d’un son aigu dans leurs nids haut-perchés, les frégates tourbillonnent au-dessus des barques de pêcheurs.

Aurélien et moi nous mettons au défi de rejoindre, à la nage, un bateau mouillant au large de la plage attenante au phare. Avec une appréhension grandissante sur les derniers mètres (nous connaissons désormais la faune marine de Baja…), nous parvenons au bateau et rebroussons vite chemin, poussés par une adrénaline toute enfantine. Un court footing nous ramène à la maison en un tournemain. En fin d’après-midi, nous quittons le patio de l’hôtel Hacienda et grimpons dans le bus pour San Ignacio, petite bourgade aux portes du désert du Vizcaino, notre prochaine étape.

Guillermo nous attend à la gare routière, et nous charge dans son Hummer jusqu’au Ranch Espinosa, à deux kilomètres seulement. Le petit homme, la soixantaine, petits yeux bleus pétillants et moustache d’Asterix, est survolté. Dans un espagnol parfait, il nous raconte qu’il a laissé son Los Angeles natal 41 ans auparavant, et qu’il n’a jamais pu depuis quitter la Baja. D’une énergie rare, ce Louis de Funès du désert nous fait visiter son ranch (enfin celui de sa femme), et nous renseigne avec une précision aléatoire sur les activités à faire dans le coin. D’un débit inépuisable, le bonhomme est extrêmement sympathique, mais nous sommes soulagés de le voir prendre congé : il est tard, nous avons faim et sommeil ! Nous improvisons au pas de course un repas mexicain (guacamole, rice & beans), et nous couchons bien vite dans la quiétude de la ferme, plus très sûrs de ce que nous avons convenu avec notre hôte monté sur ressort…

Je vous embrasse !
Julien