Mardi matin, en face d’Entre Amigos. Il est 6h, et nous prenons un café au bord de la rivière avec Arlette et Chris, en regardant le soleil se lever. Et en attendant Glenn. Vers 7h, je traverse la rue pour me rendre dans le petit royaume que notre ami farfelu s’est constitué. A lui seul (l’établissement est désert), il est parvenu à s’éparpiller sur une bonne moitié du domaine, pourtant conséquent. Son visage en dit long sur l’état de son genou, et promet une autre longue journée de marche…Mais, combatif, il convient de vite nous rejoindre, afin que nous partions ensemble chez Prospero, à une vingtaine de kilomètres, dans les montagnes qui dominent le canyon d’Urique. Et, un peu plus tard, salutations faites à l’enthousiaste Chris et à nos fantastiques hôtes, nous nous mettons en chemin.


La première partie du voyage s’effectue sur une route de terre le long de la rivière, plutôt amène pour les articulations meurtries de Glenn. Appuyé sur son grand bâton, il avance lentement, mais sûrement. Nous bavardons avec Arlette, prenant un peu d’avance puis nous arrêtant de temps à autres pour admirer le paysage, et les oiseaux bien sûr. Nous arrivons au niveau d’une passerelle, que nous devons traverser pour commencer notre ascension vers le ranch de Prospero. Nous laissons Glenn prendre de l’avance, et nous baignons dans le débit lent et léger de la rivière. Nous séchons paisiblement au soleil, somnolents, en regardant les chevaux communiquer d’une rive à l’autre.



Victor me sort de ma torpeur. Le petit homme, vigoureux, chapeau de cow-boy et regard intelligent, est intrigué par notre présence. Curieux, il s’enquiert de notre provenance et de notre destination, et nous indique gentiment le chemin. Il souhaite aussi ardemment acquérir ma paire de jumelles, mais comprend qu’elles me seront bien utiles dans ces parages riches en oiseaux.

Nous nous remettons en piste, et sommes surpris de trouver Glenn à l’abri d’un arbuste, à quelques minutes à peine de la rivière. Notre ami, en plus de son genou en souffrance, ne semble pas en mesure d’affronter le soleil au zénith. « Go ahead and I’ll join you later. I know the way ». Et il n’y aucune chance que nous nous trompions une nouvelle fois de campement : il n’y a qu’une ferme dans ces montagnes, et c’est celle de Prospero. Nous entamons alors une montée abrupte, mais superbe, serpentant sur les flancs de montagnes brunes.

Vers 14h, je croise un cavalier. Droit sur sa bête, chapeau aux larges bords tombant sur un visage sec et fin, petits yeux sévères et profonds, et cigarette au bec, Prospero ressemble à une version émaciée du cow-boy Marlboro. Il me dit dans un espagnol mal articulé de rejoindre sa famille dans le ranchito, cent mètres plus loin, et qu’il sera de retour dans la soirée. Arlette me rejoint et nous faisons la connaissance de Jesus et Natalia, couple de sexagénaires, probablement frère et belle sœur de Prospero, ainsi que d’une petite fille timide qui se cache dans les jupes de sa grand mère, et d’Hormiguero, espiègle gavroche d’une huitaine d’années. Encaissé au fond d’une ravine, à mi-chemin entre la rivière et le sommet de la montagne, le « ranch » est pour le moins sommaire…Une petite maison en parpaings de terre, faite de deux pièces ouvertes aux vents et au sol poussiéreux, et une cabane vétuste où s’entasse du matériel hors d’âge. Mais il fait merveilleusement bon sur la « terrasse », à l’ombre de grands arbres fruitiers, sur lesquels poussent mangues et pamplemousses. Hormiguero ne manque d’ailleurs pas de nous proposer de juteux « toronjos », les meilleurs que j’ai goûté depuis que mes papilles ont une mémoire ! Le « potager » recèle lui aussi des trésors : maïs, frijoles (haricots noirs), coriandre…Avec le lait et le fromage produits par le troupeau de chèvres familial, le ranch est totalement autonome. Assis par terre, adossé à un petit muret de pierre, je savoure cette immersion dans la vie simple, laborieuse, et saine des rancheros mexicains.



Vers 17h, Glenn atteint lui aussi ce paisible asile, et agrandit le cercle. Pendant qu’il dévore une demi-douzaine de toronjos, et qu’Arlette cajole Prieto, l’âne qui nous soulagera de nos bardas demain, je joue au foot avec Hormiguero, dont les rires résonnent dans la montagne. Le ballon disparaît sous l’un des lits familiaux, installé dehors pour bénéficier de la fraîcheur de la nuit, et le jeune garçon va chercher une petite guitare mal accordée. Glenn s’en empare, règle tant bien que mal le vétuste instrument, et nous joue un morceau de sa composition. « Zombie apocalypse », son rythme effréné, son refrain entraînant, et ses innombrables couplets, hilarants, nous font presque venir les larmes tant nous rions, Arlette, Hormiguero, et moi. Le spectacle continue, Glenn se mue en clown Auguste et se met, sur une jambe, à poursuivre sans relâche, son bâton à la main, le malicieux gamin qui manque de s’étouffer dans ses éclats de rire. Un moment de partage superbe ! Et quelle joie de voir notre ainé rayonner de la sorte après ces journées difficiles.




Prospero revient de ses courses, et sa présence seule impose le respect. Il nous explique le déroulement des deux prochains jours, assis sur une chaise brinquebalante, chapeau et cigarette respectivement collés sur la tête et le bec. C’est son fils Sergio qui nous accompagnera jusqu’à Batopilas, puisqu’il doit se rendre à Urique pour affaire. Famille toujours, nous « séjournerons » le lendemain soir chez sa sœur María, avant de rejoindre le jour suivant notre destination finale.

Le briefing terminé, l’homme enlève son couvre-chef, éteint sa cigarette, et envoie un grand coup de pied imaginaire à l’un des nombreux chiens qui tente rentrer dans la cuisine. Ce qui ne manque pas de déclencher l’hilarité d’Hormiguero, qui n’avait pas ri depuis au moins cinq bonnes minutes. Prospero se déride lui aussi, souriant de son unique dent, et de ses petits yeux vifs et bienveillants.
Il est temps de préparer le dîner, et chacun met la main à la pâte pour la confection des tortillas : je broie le maïs pour le transformer en farine, Arlette prend place en cuisine où Natalia lui enseigne l’art de réaliser les mythiques galettes mexicaines, et Glenn nous regarde travailler en réparant les piquets de sa tente. Après ce dur labeur, et lorsque les hommes ont rabattu le troupeau de chèvres, nous dînons sobrement de tortillas et frijoles coupés à l’eau.

Je suis ravi de rejoindre ma tente, qui s’impatientait de prendre l’air depuis une nuit de Novembre dans le froid du Cajas. Avant de me glisser dans mon sac de couchage, je reste un instant au dehors à contempler les étoiles, alors que le ranch s’endort.
Mercredi matin, Los Alisos. Une longue journée de marche nous attend. Sergio est parti à 3h du matin d’Urique, et attend patiemment que nous soyons prêts pour entamer la première ascension. Les tentes pliées, les sacs prêts, Natalia nous offre le petit déjeuner : café instantané, tortillas et frijoles. Nous chargeons Prieto, et nous mettons en route. Le sentier monte nettement, en lacets, jusqu’à un superbe point de vue sur le Rio Urique et les montagnes du Canyon du Cuivre. Somptueux.




Glenn prend son temps mais progresse, petit à petit. « Paso a paso, se llega lejo » glisse le jeune mais sage Sergio. Un petit effort supplémentaire est nécessaire pour atteindre le sommet, à près de 2200m d’altitude, sur un haut plateau pierreux où les vents soufflent fort.



Nous débouchons ensuite sur une vallée haute perchée et peu profonde, et traversons le ruisseau à sec jusqu’au pied d’une montagne ornée de grands rochers cylindriques, notre seconde ascension du jour. Glenn grimace de plus en plus, et nous comprenons que nous arriverons tardivement chez Maria. Mais l’essentiel est bien d’arriver, ensemble et entiers, à destination.


Le sentier grimpe, passant au pied de superbes formations rocheuses, qui ravissent Arlette, en connaisseuse. Au sommet nous attendent une forêt de pins venteuse, et un panorama exceptionnel. Il est temps de faire une pause. Sergio sort de son sac le déjeuner préparé par Natalia : tortillas, et frijoles. Les vivres achetés au super d’Urique nous permettent néanmoins de diversifier notre régime…Repus, nous reprenons la route. La forêt est superbe. Les pins s’étirent haut dans le ciel. L’odeur des aiguilles chauffées par le soleil, et la voute verte et noire me rappelle la pinède du Cap Ferret. La mémoire fonctionnant par association, je me mets à rêver d’huîtres fraîches et de vin blanc…




La forêt débouche sur une nouvelle magnifique vallée, au milieu de laquelle se situe, quelque part, notre gîte d’étape. Glenn commence sérieusement à traîner la pâte, et redoute particulièrement la descente finale vers le ranchito de Maria…Prieto montre lui aussi des signes inquiétants de fatigue, mais il continue, vaillant, à assumer son rôle. Le début de l’approche est aisé, sur une route de terre, mais bien vite nous devons emprunter un sentier glissant qui plonge vers le fond de la vallée. Notre convoi progresse ainsi très lentement, le vétéran américain parcourant au mental les derniers kilomètres, transpirant de douleur. En attendant Glenn (ce qui ferait un excellent titre pour ce chapitre…), nous avons tout loisir d’admirer le fantastique paysage : la lumière de fin du jour donne des reflets vert clair aux falaises ridées qui ferment la vallée, et les nuages projettent leurs vastes ombres sur les montagnes de l’autre côté du canyon.



Le soir est déjà là lorsque nous atteignons San Ignacio, nom donné à cette poignée de baraques perdues dans la montagne, au dessus du Rio Batopilas. Nous ne sommes apparemment pas attendus, les communications étant plus qu’aléatoires dans ce coin retiré du pays…Mais Maria et son fils Camillo nous accueille selon la tradition. Sur le « perron » d’une maison qui ressemble en tous points à celle de Prospero, nous prenons place sur des sièges cabossés et dépareillés. Commence alors une (très) longue attente, où nous restons poliment silencieux tandis que Sergio donne des nouvelles du pays au mari de Maria, et que celle-ci s’affaire mollement en cuisine. Glenn gémit de douleur sur sa chaise, l’air parfaitement épuisé. Il a néanmoins l’espoir de se faire descendre le lendemain en quad à Batopilas.

Enfin, María nous apporte du thé. Que son mari complète par un trait (généreux) de “vino”, sorte de mescal de contrebande élaboré par ses soins. Je baptise ce cocktail le Thémescal, en référence à notre expérience magique de la veille. L’alcool frelaté fait du bien, mais creuse un peu plus notre fatigue, et notre impatience d’aller nous coucher…Le dîner arrive à son tour : tortillas et frijoles. Je mâchonne sans envie ces mets pour le moins rébarbatifs et attends poliment que nos hôtes sifflent le coup de sifflet final de ce lourd moment de silence…Tout vient à point à qui sait attendre : Camillo finit par attraper une lampe de poche, et nous guide vers nos quartiers. Nous descendons sur une route de terre pendant un temps qui me paraît interminable, jusqu’à une grange qui semble soit en ruine, soit en construction. Notre maison pour la nuit, manifestement. Nous montons les tentes sur un sol recouvert de pierres saillantes. Juste avant de remonter vers la maison de Maria, Sergio me glisse que le quad est cassé et que Glenn devra rejoindre Batopilas à pied avec nous. À voir le pauvre homme recroquevillé sous sa tente à demi montée, se tenant le genou des deux mains, je n’ai pas le cœur, ni le courage, de lui transmettre la mauvaise nouvelle…Un tour au dehors sous le ciel étoilé me permet de me remémorer les paysages admirés aujourd’hui, et je souris de nos pittoresques aventures. À cet instant précis, il n’y a nul autre endroit sur terre où j’ai envie d’être.

Jeudi matin, San Ignacio. La nuit a été cauchemardesque. Primo, perturbé par la fatigue ou les vapeurs de Thémescal, j’ai mal refermé hier soir la valve de mon matelas, qui s’est donc doucement dégonflé au fil de la nuit, me laissant à la merci des gros cailloux pointus de la grange. Secondo, l’ami Glenn a gémi une bonne partie de la nuit comme une bête qu’on mène à l’abattoir. Tertio, mon estomac m’a SUPPLIÉ de ne plus lui donner de tortillas et frijoles. Bref, l’humeur est au beau fixe au moment de retrouver le patio de Maria pour un petit déjeuner silencieux fait de…tortillas et frijoles. Chouette. Glenn s’installe, et s’enquiert auprès de Sergio de son départ en quad. La mort dans l’âme, je lui annonce que le quad est indisposé et qu’il va devoir serrer les dents encore un peu…Notre guerrier maboule continue de nous étonner, en prenant la nouvelle avec une incroyable résilience !

Avant de partir, Camillo, plus aimable et volubile que la veille, remet la journée sur des rails plus réjouissants en nous faisant faire le tour du propriétaire. Comme chez Prospero, le Ranch produit un grand nombre de cultures diverses. Y compris quelques discrets plans de pavots…La voix de l’homme, calquée sur celle de Marlon Brando dans le parrain, achève de nous convaincre que notre hôte a des liens avec la pègre locale…Prieto chargé, Glenn vissé à triple tour sur son bâton, nous partons pour Batopilas.

La route de terre descend tranquillement vers la rivière, et nous avançons en rythme saccadé, nous rapprochant tant bien que mal de notre objectif. Généreux, les aras refont surface pour meubler nos moments d’attente, survolant majestueusement le Canyon. Généreux, Sergio nous offre quelques gorgées de tord-boyaux à la régalade. Généreux, Glenn le survivant fait son possible pour ne pas s’écrouler dans le ravin.



Parvenus au niveau de la rivière, nous suivons le rio, vers l’aval, le long d’un joli petit aqueduc. Enfin, l’arrivée est en vue. Nous laissons Sergio et Prieto aux portes de Batopilas, et traversons le village, un œil sur Glenn dont l’état commence vraiment à nous inquiéter…Le pueblo est superbe, de vieilles maisons coloniales modestes et colorées côtoient quelques villas plus clinquantes aux jardins richement fleuris. La profession de leurs propriétaires ne fait plus guère de doute lorsqu’un pick-up flambant neuf fait son apparition, chargé de « kids with Kalashnikov » comme le dit Arlette. La place centrale, et son sempiternelle kiosque, est l’endroit idéal pour déjeuner. Au menu : n’importe quoi sauf tortillas et frijoles ! Quel bonheur ! D’autant que nous avons droit à un déjeuner-spectacle : c’est « children day » aujourd’hui, et « our friends » ont gâté les gamins du quartier. Des châteaux gonflables se forment aux quatre coins de la placette, et des enfants aux sourires étincelants s’adonnent à une « lucha libre » sauvage sur les édifices éphémères. Les Tarahumaras et leurs tenues fluos occupent le centre du Zocalo, en observateurs. Glenn, le visage défait, sirote un coca sur son banc en sombrant dans un hébétude bien méritée.

Doug, Angelina, et Lupita surgissent de nulle part ! Je les avais complètement oublié ! Comme convenu, Doug a acheminé nos affaires dans son camion à bestiaux, prétexte pour rendre visite à l’une de ses “filles” habitant un village à quelques kilomètres. Il nous invite à l’y accompagner le lendemain, et y passer la nuit avant de prendre la route de Creel le jour suivant. Nous ne sommes toujours pas rassurés par le bonhomme, mais décidons de tenter l’aventure, sûrs qu’elle nous réservera de belles surprises. Nous prenons des chambres dans un hôtel de la place, donnant sur la rivière, et nous sirotons une bière sur la terrasse, en riant de l’improbable épopée que nous venons de vivre.

Vers 19h, nous rejoignons Doug, Angelina, Lupita, et Glenn pour le dîner sur une petite place pleine de charme. La tablée s’est agrandie : Alexis et Juan ont rejoint la troupe, présidée par Doug qui occupe le bout de table avec grandiloquence. Le couple, pour le moins étrange, ajoute à l’aspect surréaliste de notre expérience dans le canyon du cuivre. Alexis, géant russe de 60 ans ayant laissé femme et enfants dans son Canada d’adoption, et Juan, jeune mexicain au sourire charmeur, se sont rencontré il y a trois mois à Zipolite, l’unique plage nudiste du Mexique. Depuis, Juan est le professeur particulier d’espagnol d’Alexis, et ils sillonnent le pays pour approfondir les connaissances linguistiques de ce dernier. Louche ? Absolument, mais nous ne sommes plus à ça près…

Glenn a repris du poil de la bête, les filles sont ravies de prendre l’air loin du ranch, Doug se lance gaiment dans un monologue autocentré dont il a le secret, et Arlette et moi, à la fois observateurs et acteurs de cette absurde scène, ne nous déparons pas d’un sourire amusé. Les bouteilles de mescal défilent, et Alexis, bientôt saoul, s’assure que nos verres soient alternativement vides et pleins. Au terme d’une belle soirée digne d’une pièce de Ionesco, ce petit monde va se coucher, la démarche déformée par les efforts, et le vin d’agave, sans doute…Je m’en souviendrai longtemps, de l’Urique Trek !
Je vous embrasse !
Julien