Samedi matin, Frontera Corozal. Il est 7h et Arlette et moi sommes les 8ème et 9ème personnes à signer le registre d’entrée du site de Yaxchilan. Seul un groupe de francophones nous a devancé. Un homme moustachu et taiseux nous loue les services de sa lancha, et nous accompagne à “l’embarcadère”, empilement de barques vétustes s’entrechoquant dans le courant de la rivière. Le spectacle est amusant: des bateliers, en sous-vêtements, s’affairent à vider les hectolitres d’eau tombés dans leurs embarcations durant la nuit. Notre chauffeur s’exécute lui aussi, en slip d’un gris sale après avoir pris soin d’ôter ses vêpres. La manœuvre prend un temps certain, et nous voyons partir la lancha des francophones. Notre bateau vidé, il faut alors s’extirper du labyrinthe des autres navires amarrés entre eux par un système au génie tout mexicain. Une fois sur les flots, c’est le moteur, toussotant, qui menace de nous lâcher. Mais la barque tient finalement, et son taciturne capitaine nous dépose aux portes de la cité maya, bien cachée dans les arbres.

Au moment de fouler à nouveau la grande plaza me reviennent les émotions intenses de ma découverte du lieu, il y a déjà trois mois. Je suis heureux d’être là, mais je ne m’attends certainement pas à revivre un moment d’une telle intensité. Et pourtant…La magie revient, d’abord au détour d’une visite clandestine du « labyrinthe », un édifice alambiqué où nous nous perdons dans les sombres couloirs…Chauves-souris et fantômes des prêtres mayas nous indiquent tout de même la sortie, après de fantastiques minutes dans la peau d’Indiana Jones.


Au sortir du temple, nous reconnaissons le coassement des toucans : une demi-douzaine de keel-billed se posent dans l’arbre gigantesque qui trône au centre de la plaza ! Autre miracle, le groupe avec qui nous partagions le site a disparu, comme aspiré par quelque sort antique, et nous sommes seuls au monde. Nous arpentons les rues de la cité dormante au seul son des singes hurleurs qui sévissent non loin d’ici.



En haut des marches qui mènent au plus haut temple de la ville, cent mètres au-dessus de la plaza, une nouvelle bande de toucans se disputent les fruits haut perchés dans de grands arbres presque noirs. Un trogon imperturbable observe la scène de ses yeux si ronds. Un petit coup d’œil à la montre nous indique que nous avons très largement dépassé le temps imparti, et que notre moustachu au slip kangourou nous attend depuis un bon moment déjà.


Nous redescendons les marches, mais, au moment où nous prenons la direction de la sortie, un bruit familier nous parvient des cimes. Une famille, nombreuse, de singes hurleurs a choisi un arbre aux fruits oranges et rouges pour le déjeuner. Nous les regardons descendre vers les branches les plus basses, et les plus fournies. La scène qui suit restera gravée à vie dans ma mémoire : gardant un œil sur nous, mais nullement timides, les singes entament leur festin, à quelques mètres à peine. Certains s’aventurent même à moins d’un mètre ! Abasourdis, nous les regardons engloutir avec minutie des dizaines de fruits, sous le commandement d’une robuste et énergique femelle. Un bébé fait ses premiers pas, poussé par sa mère qui fait mine de ne pas s’en soucier, tout en surveillant du coin de l’œil ses moindres mouvements. Les membres de la famille se succèdent à nos côtés, dans une procession magique, prodigieusement émouvante. Le temps s’arrête, et nous oublions tout, y compris ce pauvre bougre de capitaine qui se languit de nous sur son rafiot de fortune. Repus, les singes s’éloignent, et nous revenons lentement de notre voyage en terre simiesque. Nous retrouvons notre pilote, peu ému de notre retard considérable, et naviguons vers Frontera Corozal, dans un silence partagé qui nous aide à prendre conscience du caractère exceptionnel de ce que nous venons de vivre.
















Le petit déjeuner, tardif, est un brusque retour à terre. La météo compromet nos plans, et il nous faut prendre des décisions malgré le sommeil qui nous gagne, fruit d’un réveil précoce et d’une nuit peu confortable. Mais nous convenons tout de même de rejoindre les lacs de Montebello dès ce soir, faisant l’impasse sur d’éventuelles étapes intermédiaires complexes et très tributaires du beau temps.

Un interminable voyage en collectivo nous dépose dans la soirée à Tziscao, et une vingtaine de minutes plus tard, nous arrivons aux Cabañas Junkopal. Le couple de gérant se rappelle de moi, et nous installe avec le sourire. Dans le noir d’une nuit chargée de nuages, le lac n’a pas la splendeur de mes souvenirs, mais le matin lui rendra peut être ses couleurs. Épuisés, nous dînons brièvement et nous endormons, si loin mais si près des singes hurleurs, qui s’agitent sous nos paupières.
Je vous embrasse !
Julien