Jeudi matin, Cusco. Il est 4h. Il fait sombre et froid dans les rues venteuses de Santa Ana. Nous prenons place dans le mini van pour Mollepata, derrière le conducteur et l’unique passager, un péruvien mal dégrossi qui parle comme un charretier. Lorsque le collectivo part enfin, à 5h20, nous sommes frigorifiés et avons la tête pleine des incessantes et gutturales injections de notre bruyant voisin. Mais l’essentiel est ailleurs. Après une petite heure de route, nous apercevons une gigantesque montagne en forme de canine, dont les pentes enneigées émergent d’un horizon pourtant déjà vallonné. Le Salkantay promène sa mise glacée au gré des virages, jusqu’à disparaître tout à fait alors que nous entamons l’ultime montée vers Mollepata.

Là, après s’être acquittés du droit d’entrée pour la lagune Humantay, nous petit-déjeunons frugalement dans un modeste réfectoire. À la sortie du “restaurant”, sur le parking désert, une voiture hors du temps nous klaxonne, nous proposant de nous déposer à Challacancha, point de départ de notre randonnée. Dubitatifs sur la capacité du véhicule à nous mener à bon port, nous acceptons, faute d’alternative évidente. Et la poubelle roulante tient le choc, nous déposant comme convenu aux portes du sentier. Le ciel est dégagé et après quelques lacets, le mont Humantay, majestueux, fait son apparition. Avec sa cime dentelée et haut-perchée, ses pentes abruptes et ses flancs enneigés, le Humantay est une véritable montagne de carte postale, culminant à 5500m.

Et nous avons le bonheur de l’avoir en ligne de mire jusqu’à l’arrivée au hameau de Soraypampa. Situé à la jonction de deux vallées, le petit patelin nous restitue le terrible Salkantay perdu de vue ce matin. Humantay et Salkantay se toisent, comme deux frères géants animés d’un esprit de compétition fraternel. Magique. D’autant qu’avec des noms pareils, on nage en plein Tolkien.


Le trek part vers le nord-est et la montagne qui lui donne son nom, mais c’est bien vers le nord-ouest que nous nous dirigeons. En effet, nous passerons la nuit au bord de la lagune Humantay, avant de retrouver le tracé du Salkantay Trek dès demain matin. Sur une large pente jaune-or d’où descendent les chevaux ayant porté au lac les touristes journaliers, nous attaquons la montée, plutôt ardue à 4000m d’altitude.

Mais nous atteignons bien vite la lagune, superbe ellipse couleur émeraude posée au pied du colosse de roche et de glace. Il est 13h et la quelque trentaine de visiteurs repartent bien vite, nous laissant savourer le merveilleux paysage presque seuls. Assis sur la plage caillouteuse qui borde la rive sud du lac, nous contemplons les hautes arrêtes qui dominent les flancs est et ouest et rejoignent le massif noir et blanc.

Je laisse Arlette profiter du silence et me lance à l’assaut de l’arrête est, accompagné d’un jeune chien noir qui ne nous lâche pas d’une semelle depuis notre arrivée. Colin, baptisé ainsi en souvenir de notre hôte créole de Bacalar et ses yeux rieurs, ouvre le chemin, et je marche à sa suite sur l’étroit et vertigineux sentier.

Parvenus au bout, après avoir touché du doigt les parois du si haut Humantay, fatigués de cette ascension en altitude, nous nous reposons contre une grosse pierre, en admirant le paysage. De notre perchoir, on aperçoit Soraypampa, et la vallée brune qui descend jusque Mollepata. Le lac est tout petit vue d’ici, et je peine à distinguer Arlette sur la berge. De l’autre côté de l’arrête opposée, les contreforts sombres du mont abritent une paire de torrents et un périlleux petit glacier.



Derrière nous se dresse le Humantay, austère et altier, avec son mur noir où s’accrochent miraculeusement d’épaisses poches de glaces. La beauté du paysage me fait oublier le temps : je suis parti depuis un long moment et Arlette doit s’inquiéter. Colin reprend du service et part en éclaireur, alors que je dévale la pente à allure modérée, me rappelant les déconvenues du Chachani. A mi-chemin, nous rencontrons Arlette qui en effet se faisait du soucis pour Colin, et nous regagnons la plage tous les trois.


Une poignée de visiteurs ont rejoint les rives du lac pendant notre absence. Parmi eux Vlyn et Domi, jovial couple de jeunes français eux aussi sur le Salkantay Trek. Nous bavardons un moment puis les laissons profiter du calme serein des lieux. Nous trouvons un coin parfait pour notre tente, à l’abri derrière un monticule de pierre, et attendons que les derniers touristes quittent la lagune avant d’y monter le camp. Le soleil a disparu derrière la montagne et le froid commence à se faire sentir. Pour nous réchauffer, Arlette tente d’allumer un feu pendant que je construis un bancal muret de pierre pour nous protéger du froid. Après ces travaux pratiques à la réussite mitigée, nous dînons d’une soupe, de nouilles chinoises et de fruits secs, en regardant la nuit tomber sur le lac.

La lune est pleine, et projette sa lumière blanche sur les sommets du Humantay. À cet instant, un couple d’oies andines passe juste au-dessus de nos têtes, couronnant ainsi une soirée magnifique. Nous resterions bien des heures à contempler le fabuleux spectacle, seuls au monde, mais le froid nous invite gentiment à gagner nos sacs de couchage. Bercés par les craquements du glacier, et les discrets appels des oies, nous glissons dans le sommeil en attendant les rêves.

Vendredi matin, lagune Humantay. Il est 6h. Les oies troublent une dernière fois le reflet des montagnes dans le miroir du lac, puis s’échappent vers d’autres cieux avant l’arrivée des premiers touristes. Émerveillés, nous regardons le soleil coloniser petit à petit le mont Humantay. Et réchauffer par la même occasion nos doigts engourdis.



Il est 8h30 passées lorsque nous levons finalement le camp, après un dernier regard nostalgique sur notre merveilleuse aire de bivouac. Colin nous a abandonné dans la nuit, après avoir mâchouillé nos bolinos vides, redescendant au hameau chercher pitance et chaleur. Nous empruntons à notre tour le chemin du retour, ne croisant les premiers touristes qu’à hauteur de Soraypampa.



La journée de marche jusqu’à Chaullay promet d’être longue, nous passons ainsi rapidement le petit village, et fonçons droit vers le Salkantay, le long d’un joli ruisseau. La montagne semble bien loin, mais se rapproche à mesure que nous progressons dans ce paysage aux reflets ocres et dorés.




À l’approche du col, le sentier, barré par une imposante colline de pierre, oblique à l’ouest. Nous débouchons ainsi sur un magnifique petit plateau brun, posé entre les monts Humantay et Salkantay. Je distingue alors le glacier presque touché lors de mon escapade avec Colin la veille. Nous prenons la pose devant un minuscule lac, puis entamons l’ultime ascension vers le Salkantay pass, à 4600m d’altitude.



Un vent glacial souffle au col, mais nous nous abritons derrière une grosse pierre, et sommes vite réchauffés par les rayons du soleil. Le paysage est extraordinaire ! Le sommet du Salkantay semble tout près, mais il est tout de même perché 1700m plus haut. Les pans inférieurs du glacier tombent sur un sol caillouteux, qui colonise en parti un páramo sec couleur olive. Nous déjeunons de pain de maïs et fromage local, en regardant Mars rencontrer les Hautes-Alpes. Un délice !




Après un long interlude culinaire et contemplatif, nous nous remettons en marche, rejoins par un nouveau compagnon. Colinou (copie conforme de Colin, en plus petit) a en effet délaissé un couple de randonneurs plus lents pour se glisser dans nos pattes. Une brume disparate descend des sommets, donnant une atmosphère inquiétante à la vallée. De grosses roches pointues façon Mordor achèvent de nous projeter en Terre du Milieu…


En contrebas, entre deux nuages, nous croyons apercevoir une grande et grise ville. Qui n’est en fait que le lit asséché de la rivière. Nous le longeons jusqu’au microscopique hameau de Wairaqmachai. Là, un groupe se repose sur une parcelle d’herbe brunie. Parmi eux Pierre et Carlota, qui nous saluent chaleureusement. Un brin de causette nous apprend que leur guide est sympathique, leur cuisinier prodigieux, et les autres marcheurs très lents. Mais le couple a l’air de profiter de l’expérience, et nous nous disons à plus tard, puisqu’ils feront également escale à Chaullay.


Passé le hameau, le paysage change subitement. Le flanc des montagnes se couvre de vert, les colibris butinent des fleurs de plus en plus nombreuses, et moustiques et taons sortent du néant pour nous dévorer les mollets. Nous voici dans la jungle ! En nous retournant, on aperçoit encore les sommets enneigés, alors que dans le ravin la mousse recouvre les arbres. Hallucinant !


Alors que nous manquons de nous faire écraser par des VTTistes inconscients, nous retrouvons sur le sentier Vlyn et Domi avec un plaisir certain. Nous bavardons gaiment un bon moment, jusqu’à ce que la multiplication des insectes nuisibles nous pousse à reprendre la route. La fin de la journée de marche est marquée par une lassitude passagère, une simple envie d’en finir après de si longues heures à crapahuter.


Chaullay finit par se montrer, petit hameau somnolant surplombant deux vallées vertes mais drôlement sèches. Quelques bâtisses vétustes paraissent accueillir les voyageurs. Nous nous arrêtons à l’une d’elles, et poursuivons autour d’une bière la conversation avec Vlyn et Domi. J’apprends amusé que les deux jeunes français étudient à l’ESCP. Le monde est décidément bien petit ! Curieux, bienveillants, et plein d’énergie, le couple s’avère une formidable compagnie. Le cercle s’élargit au moment où Pierre et Carlota nous rejoignent. Nous sommes heureux de partager ce morceau d’aventure avec de sympathiques compatriotes !

Nous prenons une chambre vétuste, imités par Vlyn et Domi, alors que Pierre et Carlota retrouvent leur groupe un peu plus loin. J’ambitionne de prendre une douche avant le dîner, entreprise qui s’avère étonnamment surprenante…La “salle de bain” est une copie conforme du décor de Saw (le premier), sombre et insalubre. Je ne renonce néanmoins pas, et demande à la patronne un peu de lumière pour atténuer un peu l’aspect glauquissime du lieu. Rustre, mais espiègle, la tenancière me tend son portable. Pourquoi pas. Armé du dit portable, je pénètre dans la cellule sanitaire, et me glisse sous l’eau chaude, qui miraculeusement coule déjà. Le pommeau est à hauteur de péruvien, je me contorsionne donc afin de me laver autre chose que les jambes. J’éclate soudain d’un rire franc, me voyant dans une position incongrue dans ce “baño” digne d’une prison moldave. Je parviens tout de même à faire une toilette honorable, et rejoins Arlette, Vlyn et Domi à la table du dîner. Le repas est simple, bon, et peu copieux, ce qui précipite l’heure du coucher. Une aubaine pour nos corps fatigués ! Nous rejoignons notre suite royale et sombrons bien vite dans le sommeil des braves. Quelle journée incroyable !

Samedi matin, Chaullay. La patronne est détendue ce matin, et nous apporte nos petits-déjeuners avec le sourire, pendant que son mari tambourine à la porte de Vlyn et Domi, qui n’ont manifestement pas entendu leur réveil. Pas véritablement pressés, nous attendons qu’ils nous rejoignent à table, et poursuivons la conversation de la veille. Puis, vers 8h30, nous nous mettons en route. L’objectif de la journée est d’atteindre les ruines de Llactapacta, au sommet d’une montagne qui fait face au Machu Picchu.

Le sentier ayant été dégradé par une série d’éboulements, nous progressons sur une étroite route de terre, néanmoins très peu fréquentée. La route descend sur quelques kilomètres, jusqu’à la traversée d’une vive rivière creusant de somptueuses gorges dans la roche aux reflets ocres.


Puis le chemin monte en pente douce, le long du rio, sous les cris stridents des mitred parakeets. A l’approche du village de Sahuayaco, nous croisons Pierre et Carlota, allongés dans l’herbe. Pierre plaisante à nouveau sur le rythme de sénateur du groupe, et je partage quelques tuyaux sur les Galápagos, leur prochaine destination. Nos chemins se séparent ici, puisque leur groupe se dirigera vers Santa Teresa, avant de rejoindre Aguas Calientes, au pied du Machu Picchu, dès ce soir.


Nous passons le village, et arrivons peu après dans le hameau éparpillé de Lucmabamba. Là, nous tombons sur Vlyn et Domi, qui attendent l’ouverture d’un restaurant-producteur de café. Nous nous promettons de nous recroiser plus tard, et entamons l’ascension jusqu’à Llactapacta.

L’itinéraire quitte la route de terre, et nous empruntons un superbe sentier qui grimpe entre plans de café et arbres fruitiers. Au détour d’un lacet, un délicieux fumet détourne notre attention du paysage : Une famille déjeune tranquillement, ses membres entassés dans une petite cuisine. Nous demandons s’ils servent l’almuerzo, et la charmante tenancière nous installe à l’étage, sur une jolie terrasse dominant la vallée et les plans de café. Après ces longues heures de marche, la halte est délicieuse, et le déjeuner savoureux. Et sacrément copieux ! Le café fraîchement moulu est un régal, et, avant de partir, nous en achetons un paquet à la sympathique patronne.

En pleine digestion, la montée jusqu’aux cimes est rude…Les quelques 800m de dénivelé viennent à bout de nos dernières forces, mais l’arrivée au sommet récompense allègrement nos efforts. Il fait déjà sombre en cette fin d’après-midi, et le ciel est menaçant, mais nous distinguons toutefois sans peine le Machu Picchu, perché sur une arrête de l’autre côté de la vallée ! Je reconnais le Hayna Picchu, le mont qui domine la mythique cité inca, que j’avais gravi lors de mon premier passage ici.

Sur le petit plateau qui marque le point culminant de notre montagne, nous trouvons une petite cabane, ainsi qu’une femme au chapeau traditionnel et sa petite fille, qui semble ravie d’avoir un peu d’animation. Très peu de touristes par les temps qui courent, et la grande majorité des randonneurs ayant bravé la pandémie passent par Santa Teresa, dans la vallée. Mère et fille nous offrent deux Cusqueñas tièdes, que nous savourons assis devant ce merveilleux paysage. Notre première idée était de planter la tente ici, mais les nuages denses et noirs nous font hésiter. Et la charmante dame au chapeau confirme nos craintes : les nuits sont pluvieuses depuis une semaine. Nous prenons ainsi congé du souriant duo, et descendons vers le Llactapacta lodge afin d’y faire halte pour la nuit, à l’abri.

Là, malgré la radio qui crépite dans la cuisine, nous ne trouvons personne. Nous explorons la propriété à la recherche des tenanciers, et trouvons finalement la patronne, pantalon sur les chevilles, qui s’habille au sortir de la douche. Surprise, mais surtout amusée, la joviale patronne nous mène à une belle chambre, qui dispose d’une vue imprenable sur le Machu Picchu. Nous sommes comblés ! Après une bonne douche presque chaude, nous nous rendons dans le vaste « comedor » pour le dîner, que nous ne partageons qu’avec une paire de chiens hirsutes. Le repas est gargantuesque, et malgré mon estomac déjà plein du festin de midi, je fais honneur aux innombrables plateaux déposés devant nous. Sans parvenir toutefois à bout de chacun d’eux, comme me le fait remarquer notre hôte dans un reproche teinté de taquinerie. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain matin à 7h, pour la collation matinale, et rejoignons notre chambre avec vue. Épuisés, et heureux, nous nous endormons bien vite dans ce petit paradis.

À suivre dans un prochain article !
Julien