Jeudi matin, Atlanta. Je me promène dans les travées de l’aéroport en attendant ma correspondance pour Denver. Je me sens comme un lilliputien dans un monde de Gullivers. Les gens sont massifs ! Me frayant un chemin entre les géants gonflés aux hormones et les obèses ventripotents, je cherche désespérément un double expresso. Lorsque je touche finalement au but, après deux échecs retentissants, l’addition me ramène aux réalités occidentales. Finis les lomos saltados à moins de trois euros et les chambres d’hôtel à dix dollars. Autre dépaysement : tout le monde parle anglais ici. Fort et le nez pincé. Tout est propre, net, clair et ordonné aussi. Je suis atteint d’une bouffée de nostalgie au souvenir des terminaux de bus chaotiques, sales et vivants, où des gens souriants à la peau brune braillaient dans un espagnol chantant. De nouveau assis dans l’avion, je somnole, intégrant petit à petit les traits de mon nouvel environnement.
Les populations des aéroports de Denver et Atlanta sont dramatiquement différentes. Ici, les gens respirent la santé. Sportifs, fins, chaussures de trail aux pieds, ils marchent d’un air décidé vers les tapis à bagages. Ma tante Sylvie m’intercepte alors que je récupère mon sac à dos. Quelle joie de la revoir après toutes ces années !

Dans la voiture qui nous mène vers Longmont, nous commençons à rattraper le temps perdu. Sylvie est en avance sur moi : lectrice assidue du blog, elle a suivi de près mes pérégrinations. Nous quittons les grandes plaines jaunes et roulons vers les montagnes, sous un ciel sans nuage. Les sommets sont recouverts d’un léger voile laiteux, marque laissée par la fumée des incendies californiens que le vent a poussé jusqu’ici. À mesure que nous nous rapprochons de Longmont, les montagnes se précisent. Les Flatirons dominent le comté de Boulder, avec leurs pentes rocheuses lisses et inclinées qui percent à travers les pins.
Longmont est une vaste commune faisant face aux contreforts des Rocheuses. Très aérée, la ville est constituée de grands lotissements de jolies maisons en bois, de quelques zones commerciales, et de gigantesques espaces verts. La campagne à la ville. La maison de Sylvie se trouve dans l’un de ces lotissements arborés. Les couleurs d’automne y font une timide percée, les pick-up trucks sont garés sur des driveways impeccables, quelques riverains promènent leurs chiens, nous saluant amicalement au passage. « What a wonderful world » dirait sans doute Louis Armstrong de ce havre, dont se dégage une atmosphère douce et sereine.
Le « condo » de Sylvie est situé au premier étage d’une jolie maison en bois jaune. L’ensemble est formidablement « homey » : spacieux, confortable, et décoré d’objets personnels. Je m’y sens instantanément bien. Aux murs, quelques photos de famille, et des visages familiers. Ce cadre fabuleux, aussi, de mon grand-père Jacques, à 5 ans, déguisé en page, ou en ménestrel.

Je prends possession de ma chambre, grande et lumineuse. Je résiste à l’envie de m’allonger sur le confortable lit, l’excitation propre aux découvertes prenant le pas sur le sommeil. Nous poursuivons nos bavardages en déjeunant, puis nous prenons la voiture jusqu’au Wallmart afin de…me faire vacciner. Le monde moderne est formidable. Cinq minutes suffisent à me faire injecter ma première dose de Moderna, gratuitement et avec le sourire. Ceci fait, nous ramenons l’automobile à la maison, et partons pour une longue balade à pied sur les sentiers piétonniers de Longmont. Là, au milieu des parcs, petits lacs, charmantes maisons, nous retraçons nos vies, chacun à son tour, se découvrant mutuellement. Les chiens de prairies, en nombre, sortent frénétiquement de leurs trous, sans perturber néanmoins le doux rythme de l’après-midi.

En dégustant les steaks d’agneau préparés par Sylvie, la conversation se poursuit, nous échangeons des souvenirs d’enfance, drôles et émouvants, avant un aiguillage sur nos passions communes : nature, montagne, aventure. Naturellement, la soirée se termine par le visionnage d’un épisode d’Alive, une série où une dizaine d’aventuriers sont lâchés seuls dans le grand nord canadien avec un objectif : survivre cent jours. Sacré programme…Le sommeil me rattrape et je m’éclipse pour poser la tête sur l’oreiller, heureux. La famille, c’est merveilleux.
Vendredi matin, Longmont. J’ai dormi comme un bébé. Néanmoins à mon réveil je me demande où je suis, et surtout où est Arlette. Le soleil perce à travers les stores vénitiens, dévoilant ses hautes lumières sur les murs de ma chambre. Je suis chez Sylvie dans le « Colourful Colorado », et Arlette est arrivée à Dortmund la veille. Les idées claires, je me fait couler un café alors que Sylvie me rejoint. Nous poursuivons notre bavardage, puis mettons les voiles vers notre première excursion : le Rocky Mountain National Park. Nous faisons halte à l’hôtel Stanley, institution de la région qui a servi de décor à la série «Shining » à la fin des années 90. Grande bâtisse de bois aux intérieurs luxueux, l’hôtel est posé dans un cadre superbe, au pied de montagnes recouvertes de pins. Loin des hallucinations sanglantes du roman de Stephen King, l’ambiance est douce et tranquille dans la grande salle lumineuses dans laquelle nous déjeunons.

Nous reprenons la route. Au milieu des pins, quelques touches impressionnistes, rousses et or. Les trembles, ou aspens dans la langue de Thoreau, sont autant de tâches miraculeuses sur la superbe toile verte et grise des Rocheuses. Nous garons la voiture et nous engageons sur le Bear Lake trailhead, balade de quelques kilomètres qui nous mènera jusqu’à Emerald Lake. Dans les arbres, je retrouve les steller jays aperçus dans le Canyon du Cuivre. Des dizaines de tamias gambadent dans la forêts, quémandant pain et graines aux randonneurs.


Le sentier grimpe en pente douce à travers les pins, et débouche sur un superbe petit lac recouvert de nénuphars. Si Monet avait traversé l’Atlantique, cet endroit l’aurait assurément enchanté. Au-delà des nymphéas, au-dessus des grands pins émerge un impressionnant roc pointant vers le ciel.


À mesure que nous prenons de l’altitude, l’horizon s’élargit, dévoilant la crête des montagnes du versant opposé. Le soleil fait scintiller les feuilles légères des trembles jaunies par l’automne.




L’astre est déjà caché derrière le roc lorsque nous atteignons le lac émeraude. Si la lumière manque pour réaliser un cliché correct, l’endroit est néanmoins superbe. Dans l’eau transparente du lac, les truites sondent le fond près du rivage, imitées par les colverts qui se cachent à notre approche.




Avant de rejoindre le parking, nous faisons un détour heureux vers Bear Lake. Les bouquets d’aspens resplendissent sur les bords du lac, colorant l’eau de leur reflets or et roux. Quelle première randonnée !


De retour chez Sylvie, nous passons en revue les photos accrochées au mur, ainsi que son exotique collection de têtes, en dégustant un manhattan. Nous feuilletons aussi l’album de son voyage au Pérou, et je retrouve alors les paysages familiers de Nasca ou du Machu Picchu. Après le dîner, nous nous reposons de notre belle journée automnale devant « The Fall », un joli film plein de poésie, entre Big Fish et le Baron de Münchhausen. Une parfaite introduction au monde des rêves.
Samedi matin, Longmont. Le Guatemala est à l’honneur de nos discussions en cette matinée ensoleillée. Il faut dire que j’y ai suivi les traces de Sylvie jusqu’à la Casa del Mundo, au bord du Lac Atitlan. Nous feuilletons l’album photo de son voyage au pays de la Gallo, et ma tante me raconte leur randonnée itinérante d’Antigua au lac, ravivant ainsi les vibrants souvenirs de nos jours au pied des volcans.
À la mi-journée, Sylvie se rend chez ses amis Mike et Carol pour une après-midi mahjong. Je suis intrigué par ce jeu de dominos chinois, et Sylvie se propose de m’enseigner ses règles dans les prochains jours, afin que je puisse me joindre au prochain « tournoi ». En attendant l’enfer du jeu, j’appelle Arlette et nous conversons longuement, échangeant sur nos changements de décor respectifs. Confortablement installé dans le cosy salon, je travaille à la publication des articles relatant nos aventures en cordillère Huayhuash. Je replonge avec bonheur dans notre épopée andine, et, à l’invitation de Sylvie, pioche dans sa bibliothèque le palpitant Touching the void de Joe Simpson. L’histoire hors du commun de l’ascension du Siula Grande m’offrira une rétrospective vertigineuse de nos aventures, dans une version certes légèrement plus extrême…

Lorsque Sylvie revient, nous partons faire un tour dans le centre de Boulder. La ville a récemment été élue « happiest city in the US ». À se promener dans ses rues arborées, parées de belles maisons en bois, à voir ses habitants à la santé resplendissante les traverser au pas de course, où à vélo, on comprend aisément pourquoi. Les Flatirons qui dominent la ville à l’ouest offrent en outre un formidable terrain de jeu pour qui aime le sport et la nature. Boulder dégage ainsi une irrésistible force d’attraction.
Nous nous promenons sur « le mall », la rue commerçante de la ville. Les bâtiments historiques sont superbement restaurés, et abritent des boutiques étonnantes, puzzles, cerfs-volants, vélos…L’ensemble est très « hipsterish » et d’ailleurs les barbes épaisses et bien taillés sous les bonnets en laine et les lunettes design sont légion dans les parages. Nous dînons d’un goûteux hamburger dans un « food market » situé sur la rue piétonne, en refaisant le monde sous une lumière tamisée. Un joli moment ! De retour à la maison, après une tisane à la pêche, je me plonge dans la lecture de Touching the void, bien au chaud sous ma couette…
Dimanche matin, Longmont. 9h. Nous sommes en route vers le Denver American Indian Festival, à Brighton, non loin de Boulder. À l’ouverture, l’affluence est plutôt faible. Un barnum avec quelques rangées de chaises est installé dehors. Un type corpulent, crâne rasé dépassant d’un maillot de football américain orange, pérore au micro devant une poignée de visiteurs. Dans la salle des fêtes qui fait office de hall d’exposition, artistes et artisans représentant leurs communautés de « natives » vendent bijoux, savons, attrapes-rêves, et cuillères en bois à 45$. Nous sommes accueillis par un vétéran parachutiste, qui nous vante avec autorité les mérites du fried bread qui sortira sous peu des cuisines. Il se désintéresse de nous lorsqu’un autre vétéran, ancien membre des « airborne forces » pénètre à son tour dans la grande salle. Le dialogue qui s’engage est une vignette de l’Amérique moderne, fière de son armée, de ses soldats, et de ses avions. Les noms d’oiseaux de fer fusent.

Lorsque nos deux anciens combattants commencent à mimer des trajectoires aériennes, nous prenons poliment congé, et faisons un rapide tour des stands. Le programme indique qu’un spectacle de danse indienne est imminent. Nous quittons la salle et prenons place sous le barnum, à moitié vide. Notre ami en orange est toujours là, déversant un flot continu de paroles dont nous peinons à distinguer le fil rouge. La troupe des Seven Falls Indian Dancers est au complet, prête à faire le show. Le premier artiste me fait penser à l’agent Smith de Matrix, qui aurait abandonné ses basses œuvres pour verser dans les arts folkloriques. Déguisé en piñata, il exécute une inspirée danse de l’aigle, au son du tambour activé par Mr Orange. La suite du spectacle est une succession de numéros à l’amateurisme touchant, de l’adolescente taciturne haussant frénétiquement les épaules (à contre rythme…) pour faire sonner ses grelots, au génial petit bonhomme improvisant avec concentration des gestes de kick boxing sur une musique que lui seul entend. Nous nous retenons tant bien que mal de rire, prenant soin d’éviter de croiser le regard de l’autre. Sylvie finit tout de même par éclater de rire, lorsque je me rends sur la scène avec quelques membres du public pour la « friendship circle danse » qui clôture le désastre spectacle.


Avant de repartir vers Longmont, nous passons au stand aviaire, où paradent un charmant vautour et un joli faucon.


Après cette étrange et inattendue visite, nous passons un moment à chercher un hôtel pour notre prochaine excursion sur les terres d’Aspen et Snowmass, dans les montagnes où Sylvie a habité pendant plus d’une décennie dans les années 80-90. Après-midi détente ensuite, je passe un long moment à jouer lamentablement mais avec un plaisir certain les trois morceaux que je connais sur le piano. Puis nous sortons faire quelques courses. Dans un immense « liquor store », j’achète quelques IPA de la région, Boulder étant réputé pour ses microbreweries. Excellente nouvelle. Je déguste l’une d’elle à l’apéro, en bavardant avec Sylvie. La discussion se prolonge agréablement, et la soirée est ponctuée des rires de ma tante, hilare devant la vidéo de son neveu « dansant » un charleston désorganisé au milieu des cowboys et des indiens…
Je vous embrasse !
Julien